DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BURSA BAROSU BAŞKANLIĞI ET
AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT
STRASBOURG
19 juin 2018
Cet arrêt deviendra définitif dans les
conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Bursa Barosu Başkanlığı et autres c. Turquie,
La Cour européenne des
droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en
chambre du conseil le 22 mai 2018,
Rend l’arrêt que voici,
adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 25680/05) dirigée contre la
République de Turquie par Bursa
Barosu Başkanlığı (« le barreau de Bursa »),
l’Association pour la protection de la nature et de l’environnement et 21
autres requérants, ressortissants turcs dont les noms figurent au paragraphe 5
ci-dessous (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 1er juillet 2005 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été
représentés devant la Cour par Mes C. Özcan, A. Arabacı, Ş.C. Taşkın et N. Bener, avocats à Bursa. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se
plaignaient d’un défaut prolongé d’exécution des décisions définitives et
exécutoires annulant les actes administratifs qui avaient autorisé la
construction et l’exploitation d’une usine d’amidon à Orhangazi. Ils
alléguaient également que l’autorisation de la construction et de
l’exploitation de cette usine constituait une atteinte à leur droit à la vie
ainsi qu’à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur
domicile. Ils dénonçaient une violation des articles 2, 6, 8 et 13 de la
Convention.
4. Le 22 mars 2010, la
requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, MM. Ali
Arabacı (né en 1950), Ali Rahmi Beyreli (né en 1960), Nadir Erol (né en 1950),
Levent Gençelli (né en 1950), Mustafa Özçelik (né en 1951) et Yahya Şimşek (né
en 1947), Mme Fethiye Altıntaş (née en
1959), M. Eralp Atabek (né en 1968), Mme Nalan Bener (née en 1967), M. Burak Giray (né en 1972), Mme Kadriye Gökçadır (née en
1963), MM. İsmail İşyapan (né en 1951), Lütfü Kirayoǧlu (né en 1952), Mustafa
Nezih Sütçü (né en 1966) et Şaban Cankat Taşkın (né en 1980), Mme Öznur Çelik (née en 1967),
MM. Niyazi Sinan Doğan (né en 1977) et Erol Çiçek (né en 1963), Mme Zeliha Şenay Özeray (née
en 1953), et MM. Cumhur Özcan (né en 1947) et Okan Dursun (né en 1970) sont des
ressortissants turcs, résidant à Bursa.
Le barreau de Bursa est
une organisation ordinale, disposant du statut d’« organisation professionnelle
ayant le caractère d’établissement public ».
L’Association pour la
protection de la nature et de l’environnement est une association ayant son
siège à Bursa.
A. Construction d’une
usine d’amidon à Orhangazi
6. Le 9 décembre 1997, le
Conseil supérieur de la planification auprès du Premier ministre (Başbakanlık Yüksek Planlama Kurulu)
délivra une autorisation d’investissement (« l’autorisation d’investissement du
9 décembre 1997 ») à la société américaine Cargill (« la société Cargill ») en
vue de la construction d’une usine d’amidon (« l’usine ») sur un terrain
agricole situé à Orhangazi, ville de Bursa (« le terrain »).
7. Le 30 avril 1998, le
Conseil d’administration de la préfecture de Bursa adopta une modification du
plan d’urbanisme à l’échelle de 1/1000e (« le plan à 1/1000e ») afin de permettre la construction de l’usine sur le terrain.
8. Le 17 juin 1998, la
préfecture de Bursa accorda à la société Cargill un permis de construire (« le
permis de construire no 1 ») sur la base du nouveau plan d’urbanisme.
9. Parallèlement, le 14
août 1998, le ministère des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire (Bayındırlık ve İskân Bakanlığı) modifia
le plan d’urbanisme à l’échelle de 1/25000e (« le plan à 1/25000e ») toujours en vue de permettre la construction de l’usine sur le
terrain.
10. Le plan à 1/25000e (voir le point B.1
ci-dessous), d’une part, et, d’autre part, l’autorisation d’investissement du 9
décembre 1997, le plan à 1/1000e et le permis de construire no 1 (voir le point B.2 ci-dessous) ont été l’objet de deux recours
en annulation devant les juridictions administratives.
11. Par ailleurs, alors
que les deux procédures précitées étaient pendantes devant les juridictions
nationales, le 28 décembre 1999 le conseil d’administration de la préfecture de
Bursa approuva un nouveau plan d’urbanisme à l’échelle de 1/1000e (« le plan no 2 à 1/1000e ») afin d’autoriser la construction de l’usine. Le 25 février
2000, sur la base de ce nouveau plan, la préfecture de Bursa délivra un nouveau
permis de construire (« le permis de construire no 2 ») à la société Cargill. Ces actes ont également fait l’objet
d’une procédure devant les juridictions administratives (voir le point C
ci-dessous).
12. De même, le 5 mai
2005, le Conseil des ministres décida de classer le terrain en « zone
industrielle spéciale » (özel sanayi
bölgesi). Cette décision fut également l’objet d’une procédure devant les
tribunaux administratifs (voir le point F.1 ci-dessous).
13. Il ressort du dossier
que l’usine a été construite pendant les années 1998-2000 et qu’elle a commencé
à produire à partir de l’année 2000. Elle est toujours en activité à ce jour.
B. Première phase des
procédures devant les tribunaux administratifs
1. Modification du plan
d’urbanisme à l’échelle de 1/25000e et procédure judiciaire y relative
14. Le 14 août 1998, le
ministère des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire modifia le plan
à 1/25000e en vue de permettre la
construction de l’usine sur le terrain.
15. À une date inconnue,
certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa et MM. Ali Rahmi Beyreli,
Yahya Şimşek, Mustafa Özçelik, Levent Gençelli et Nadir Erol, ainsi que
d’autres personnes physiques et morales saisirent le Conseil d’État d’une
demande en annulation du plan à 1/25000e.
16. À la suite d’une
demande du Conseil d’État, trois experts scientifiques effectuèrent une visite
des lieux le 14 juillet 1999. Ils dressèrent deux rapports le 21 septembre
1999. Dans ces rapports, ils concluaient notamment qu’il était nécessaire de procéder
à des analyses plus poussées pour évaluer l’impact de l’usine sur les eaux
souterraines de la région et que l’acte de modification du plan d’urbanisme,
qui apportait un changement fonctionnel incompatible avec les grandes décisions
du plan d’urbanisme, allait à l’encontre de l’intérêt public et de la
législation relative à l’urbanisme et à la planification.
17. Le 2 novembre 1999, le
Conseil d’État demanda un nouveau rapport d’expertise.
18. Dans leur nouveau
rapport daté du 30 novembre 1999, les experts scientifiques concluaient que la
construction de l’usine était contraire aux plans d’urbanisme principaux et
qu’elle présentait des risques de pollution des eaux souterraines.
19. Le 11 janvier 2000, le
Conseil d’État fit établir un nouveau rapport d’expertise afin de déterminer si
la modification du plan était conforme au plan à 1/100000e de Bursa 2020 ainsi qu’aux
grandes décisions et dispositions d’application de ce plan.
20. Le 23 février 2000,
les experts présentèrent au Conseil d’État un nouveau rapport. Ils y
concluaient que la modification du plan à 1/25000e n’était pas conforme au plan d’urbanisme à 1/100000e de Bursa 2020, dans la
mesure où, sur ce dernier plan, les terrains concernés figuraient parmi les
zones agricoles et les bassins d’eau à préserver.
21. Le 10 avril 2000, le
Conseil d’État adopta une injonction provisoire suspendant l’exécution de
l’acte administratif litigieux.
22. Le 7 novembre 2000, le
Conseil d’État (6e chambre), après avoir
déclaré le recours irrecevable en ce qui concerne le barreau de Bursa ainsi que
d’autres ordres professionnels recourants pour défaut de locus standi, rejeta l’action sur le
fond. Il considéra que la modification du plan à 1/25000e n’était pas contraire au
plan à 1/100000e de Bursa 2020, qui autorisait
la construction d’une usine d’amidon utilisant de la haute technologie ; que,
sur les parcelles litigieuses, des usines de concentré de tomate et d’amorces
avaient déjà été autorisées à fonctionner ; que, selon le rapport d’expertise
du 21 septembre 1999, l’usine n’engendrait pas de nuisances pour le lac
d’Iznik, pour les sources d’eau alimentant celui-ci, pour les eaux souterraines
et l’environnement, grâce notamment à son unité de filtrage d’eau ; que, selon
le rapport d’étude géologique approuvé par le ministère des Travaux publics et
de l’Aménagement du territoire, l’usine ne présentait pas de risque géologique
et qu’une évaluation d’impact sur l’environnement n’était pas nécessaire au
motif que la zone de construction de l’usine n’entrait pas dans le champ
d’application du règlement d’évaluation de l’impact sur l’environnement.
23. Le 14 septembre 2001,
le Conseil d’État, réuni en assemblée plénière des chambres administratives,
confirma l’arrêt de la 6e chambre en ce qui concerne le défaut de locus standi du barreau de Bursa ainsi
que des autres ordres professionnels, et l’infirma quant à la solution retenue
sur le fond. Il considéra que la modification du plan à 1/25000e autorisant la construction
d’une usine d’amidon aux fins d’une industrie agricole dans une zone dont la
nature agricole devait être préservée était contraire au plan à 1/100000e,
aux grandes décisions d’utilisation de ce plan ainsi qu’aux principes
d’urbanisme et de planification.
24. Le 31 mai 2002, le
Conseil d’État, réuni en assemblée plénière des chambres administratives,
rejeta le recours en rectification formé contre son arrêt du 14 septembre 2001.
25. Le 26 novembre 2002,
la 6e chambre du Conseil d’État
se conforma à l’arrêt du 14 septembre 2001 et annula la modification du plan à
1/25000e, considérant que celle-ci était contraire au
plan à 1/100000e, aux grandes décisions de ce plan ainsi
qu’aux principes d’urbanisme et de planification.
26. Le 11 mars 2004, le
Conseil d’État, réuni en assemblée plénière des chambres administratives,
confirma cet arrêt.
27. Le 22 décembre 2005,
le Conseil d’État, réuni en assemblée plénière des chambres administratives,
rejeta le recours en rectification formé contre son arrêt du 11 mars 2004.
L’arrêt du 26 novembre 2002 concernant l’annulation de la modification du plan
à 1/25000e devint ainsi définitif.
2. Annulation de
l’autorisation d’investissement du 9 décembre 1997, du plan no 2 à 1/1000e et du permis de construire
28. À une date non
précisée, certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, MM. Ali Rahmi
Beyreli, Mustafa Özçelik, Levent Gençelli et Nadir Erol, ainsi que d’autres
personnes physiques et morales saisirent le tribunal administratif de Bursa («
le tribunal administratif ») d’un recours en annulation de l’autorisation
d’investissement du 9 décembre 1997, du plan à 1/1000e et du permis de construire
no 1 du 17 juin 1998 accordé
à la société Cargill (« les actes attaqués »). Ils arguaient que l’usine
n’était pas une installation agricole, mais une installation de l’industrie
chimique utilisant des produits agricoles. Ils soutenaient également que, en
l’absence d’étude sur ses répercussions au niveau écologique, le projet portait
atteinte à la législation sur la protection de l’environnement. Enfin, ils
attiraient l’attention du tribunal sur l’impact du projet sur les réserves en
eaux souterraines et sur l’habitat de la zone concernée.
29. Le 12 janvier 1999, le
tribunal administratif décida de suspendre l’exécution des actes attaqués.
30. Le 27 juin 2000, le
tribunal administratif annula les actes attaqués. Pour ce faire, il considéra
tout d’abord que le plan en question était contraire aux principes d’urbanisme
au motif que l’exécution du plan à 1/25000e avait été suspendue par le Conseil d’État en date du 10 avril 2000
(paragraphe 21 ci-dessus). Par ailleurs, prenant en compte les conclusions d’un
rapport d’expertise versé au dossier, il estima que le permis de construire
n’avait plus de base légale, dans la mesure où il n’aurait pas été compatible
avec les principes d’urbanisme et de planification et avec l’intérêt public.
31. Le 5 janvier 2001, le
Conseil d’État suspendit l’exécution du jugement du tribunal administratif.
32. Le 20 mars 2003, le
Conseil d’État infirma le jugement du tribunal administratif au motif que ce
dernier n’avait pas pris en considération que certains recourants, dont le
barreau de Bursa, n’avaient pas de locus
standi. Il précisa que les ordres professionnels dont le domaine d’activité
ne concernait pas l’objet du litige n’avaient pas de locus standi dans un litige
administratif.
33. Le 8 novembre 2004, le
tribunal administratif rejeta le recours en ce qui concernait plusieurs
recourants, dont le barreau de Bursa, pour défaut de locus standi. En revanche, il annula les actes attaqués.
34. Le 27 novembre 2006,
le Conseil d’État revint sur son arrêt du 20 mars 2003 et infirma le jugement
du tribunal administratif en ce qui concernait le rejet du recours pour défaut
de locus standi du barreau de Bursa. Il considéra que, dans certains domaines
relatifs à l’intérêt public, tels que l’urbanisme et la protection de
l’environnement, la notion de qualité pour agir en justice devait être
interprétée d’une manière large et que le fait d’être résident de la commune
concernée était suffisant aux fins du contrôle judiciaire des plans
d’urbanisme. Il confirma cependant le jugement de première instance pour autant
qu’il concernait l’annulation des actes attaqués.
35. Le 29 décembre 2008,
le Conseil d’État rejeta le recours en rectification formé contre cet arrêt. Le
jugement du 8 novembre 2004, pour autant qu’il concernait l’annulation des
actes attaqués, devint ainsi définitif.
36. Par ailleurs, le 20
février 2009, le tribunal administratif se conforma à l’arrêt du Conseil d’État
quant au locus standi du barreau de Bursa et il annula les actes attaqués par ce
dernier.
37. Le 5 décembre 2011, le
Conseil d’État confirma le jugement du 20 février 2009. Le 14 novembre 2013, il
rejeta le recours en rectification.
C. Deuxième phase des
procédures devant les tribunaux administratifs
38. À la suite d’une
modification du plan no 2 à 1/1000e le 28 décembre 1999 et à l’octroi d’un nouveau permis de
construire, certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, MM. Ali
Arabacı et Levent Gençelli, ainsi que d’autres personnes morales saisirent le
tribunal administratif de Bursa d’un recours en annulation, assorti d’une
demande de suspension de l’exécution des actes attaqués. Ce recours se fondait
sur plusieurs motifs d’illégalité entachant d’après eux le principe de conformité
des plans d’urbanisme, sur l’adoption de ces actes sans approbation préalable
du conseil chargé de la protection des richesses culturelles et naturelles de
Bursa et sur l’absence d’intérêt public ou social du projet. Ils soutenaient
également que les actes en question portaient atteinte à la législation sur la
protection de l’environnement et qu’ils visaient à rendre inopérantes les
décisions judiciaires antérieures relatives à la construction de l’usine.
39. Le 1er août 2000, le tribunal
administratif de Bursa adopta une injonction provisoire suspendant l’exécution
des actes attaqués.
40. Le 29 novembre 2000,
le tribunal administratif de Bursa annula les actes attaqués, se référant aux
conclusions de son jugement du 27 juin 2000 et à la décision du Conseil d’État
du 10 avril 2000 ayant suspendu l’exécution de la modification du plan à
1/25000e. Il estima également que l’adoption par
l’administration d’actes conformes aux décisions d’annulation du tribunal
administratif était une exigence découlant du principe de prééminence du droit.
41. Le 4 avril 2001, à la
suite d’une demande de l’administration, le Conseil d’État décida de suspendre
l’exécution du jugement du 29 novembre 2000.
42. Le 24 mars 2003, le
Conseil d’État infirma le jugement du 29 novembre 2000 – sans se prononcer sur
le fond de l’affaire – au motif que le tribunal administratif n’avait pas
examiné le locus standi de certains recourants, dont le barreau de Bursa.
43. Le 8 novembre 2004, le
tribunal administratif, se conformant à l’arrêt du Conseil d’État, rejeta le
recours en ce qui concerne le barreau de Bursa et d’autres ordres
professionnels recourants pour défaut de locus standi, et annula les actes attaqués. Pour ce faire, le
tribunal se fonda sur les décisions judiciaires rendues précédemment par les
juridictions administratives, dont, notamment, l’arrêt du Conseil d’État du 26
novembre 2002 (paragraphe 25 ci-dessus) et son jugement du 8 novembre 2004
(paragraphe 33 ci-dessus).
44. Le 25 décembre 2006,
le Conseil d’État infirma le jugement du tribunal administratif en ce qui
concernait le rejet du recours pour défaut de locus standi du barreau de Bursa et
confirma le jugement pour le surplus. Il estima que, dans certains domaines
relatifs à l’intérêt public, tels que l’urbanisme et la protection de
l’environnement, la notion de qualité pour agir en justice devait être
interprétée d’une manière large et que le fait d’être résident de la commune
concernée était suffisant aux fins du contrôle judiciaire des plans
d’urbanisme.
45. Le 20 février 2009, le
tribunal administratif se conforma à l’arrêt de cassation quant au locus standi du barreau de Bursa et annula les actes attaqués.
46. Le 10 juin 2013, le
Conseil d’État, revenant sur son arrêt du 25 décembre 2006, infirma le jugement
du 20 février 2009. Il considéra notamment que le barreau de Bursa n’avait pas
de locus standi.
47. Le 8 novembre 2013, le
tribunal administratif se conforma à l’arrêt de cassation quant au locus standi du barreau de Bursa et annula les actes administratifs attaqués.
48. Le 13 octobre 2014, le
Conseil d’État confirma le jugement de première instance.
D. L’autorisation de
production et gestion de déchets, et la procédure judiciaire y relative
49. Le 10 août 2000, le
conseil départemental de l’environnement de Bursa accorda une autorisation de
production et gestion de déchets à la société Cargill.
50. À une date non
précisée, certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, MM. Ali
Arabacı et Levent Gençelli, ainsi que d’autres personnes physiques et morales
saisirent le tribunal administratif de Bursa d’une demande en annulation de
cette décision et en suspension de son exécution.
51. Le 25 septembre 2001,
le tribunal administratif déclara le recours irrecevable en ce qui concerne le
barreau de Bursa et d’autres ordres professionnels recourants pour défaut
de locus standi. Quant au fond
de l’affaire, le tribunal administratif rejeta la demande, considérant que les
résultats des analyses effectuées sur les eaux usées de l’usine prélevées le 20
juillet 2000 et sur les émissions de gaz mesurées le 5 juillet 2000 par les
experts scientifiques étaient conformes aux valeurs fixées par la législation.
52. Le 18 avril 2002, le
Conseil d’État décida de suspendre l’exécution de la décision administrative du
10 août 2000 au motif que l’acte d’autorisation de production et gestion de
déchets n’était pas conforme à la loi. Il précisa à cet égard que, vu l’arrêt
du 14 septembre 2001 de l’assemblée plénière des chambres administratives du
Conseil d’État annulant la modification du plan à 1/25000e,
la construction d’une usine d’amidon sur le terrain litigieux n’était plus
légalement possible.
53. Le 24 mars 2003, le
Conseil d’État confirma le jugement du 25 septembre 2001 en ce qui concerne le
rejet du recours introduit entre autres par le barreau de Bursa pour défaut
de locus standi. En revanche, il
infirma le jugement du 25 septembre 2001 quant au fond.
54. Le 30 novembre 2004,
le tribunal administratif décida d’annuler l’autorisation de production et
gestion de déchets accordée à la société Cargill, se fondant sur les décisions
judiciaires antérieures des juridictions administratives, dont, notamment,
l’arrêt du Conseil d’État du 26 novembre 2002 (paragraphe 25 ci-dessus).
55. Le 22 janvier 2007, le
Conseil d’État confirma ce jugement.
56. Le 19 janvier 2009, le
recours en rectification formé contre cet arrêt fut rejeté.
E. Exécution des décisions
des juridictions administratives
57. Le 1er mars 1999, l’un des
requérants, M. Ali Arabacı, présenta au Premier ministre et au préfet de Bursa la
décision du tribunal administratif de Bursa du 12 janvier 1999 relative à la
suspension de l’exécution du permis de construire.
58. Le 26 mars 1999, le
préfet de Bursa décida l’arrêt des travaux de construction de l’usine. Le
dossier ne permet pas d’établir si les travaux de construction ont alors
réellement cessé. D’après les requérants, l’exploitation de l’usine n’a été
suspendue qu’en 2000, et ce pendant quarante-cinq jours. Il ressort du dossier
qu’en 2000 la construction de l’usine était terminée et que celle-ci avait
démarré ses activités.
59. Le 24 juillet 2002, le
Conseil des ministres adopta une décision de principe autorisant la poursuite
des activités de l’usine.
60. Par une lettre du 6
juin 2003, le Premier ministre informa les dirigeants de l’usine que celle-ci
pouvait poursuivre ses activités, conformément à la décision de principe du
Conseil des ministres du 24 juillet 2002, et ce nonobstant l’annulation de
l’autorisation de production et gestion de déchets qui avait été délivrée à la
société Cargill (paragraphe 54 ci-dessus). Dans sa lettre, il indiquait
notamment que, selon le rapport de l’Institut des recherches scientifiques et
techniques de Turquie, l’exploitation de l’usine n’engendrait pas de pollution
de l’eau.
61. Entre le 13 janvier et
le 28 mars 2005, certains des requérants, à savoir MM. Ali Arabacı et Cumhur
Özcan et Mme Şenay Özeray, déposèrent
des recours administratifs auprès du Premier ministre, du ministère des Travaux
publics et de l’Aménagement du territoire, de la préfecture de Bursa ainsi que
des mairies de Bursa et de Gemlik. Ils dénonçaient la poursuite des activités
de l’usine malgré les décisions judiciaires annulant les actes administratifs
relatifs à la construction et aux activités de cette installation, et ils demandaient
l’exécution desdites décisions.
62. Le 13 septembre 2006,
la préfecture de Bursa décida de suspendre les activités de la société Cargill
sur la base des décisions des juridictions administratives.
63. La préfecture
d’Orhangazi annonça que les activités de la société Cargill seraient suspendues
à partir du 20 octobre 2006.
64. À une date non
précisée, la société Cargill introduisit une demande en annulation de la
décision du 13 septembre 2006 de la préfecture de Bursa.
65. Le 30 novembre 2006,
le tribunal administratif de Bursa suspendit l’exécution de la décision du 13
septembre 2006.
66. Se fondant sur une
décision de la préfecture du 7 décembre 2006, la société reprit ses activités.
67. Le 12 décembre 2006,
le tribunal administratif régional de Bursa leva la suspension de l’exécution
de la décision ordonnée par le tribunal administratif de Bursa.
F. Développements
ultérieurs
1. Décret de « zone
industrielle spéciale » et procédure judiciaire y relative
68. Le 5 mai 2005, le
terrain sur lequel se trouvaient les locaux de la société Cargill fut déclaré «
zone industrielle spéciale » par un décret du Conseil des ministres.
69. Le 26 juillet 2005,
certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, l’Association pour la
protection de la nature et de l’environnement, MM. Levent Gençelli, Lütfü
Kırayoğlu, Mustafa Özçelik, Ali Rahmi Beyreli, Yahya Şimşek et Nadir Erol,
ainsi que d’autres personnes physiques et morales introduisirent une demande en
annulation dudit décret du Conseil des ministres et en suspension de son
exécution.
70. Le 8 février 2006, le
Conseil d’État suspendit l’exécution de la décision du Conseil des ministres du
5 mai 2005.
71. Le 27 février 2007, le
Conseil d’État annula le décret du Conseil des ministres au motif que les
conditions prévues par la loi, notamment celle de l’existence de plans
d’urbanisme valides à la date de la construction de l’usine, n’étaient pas
réunies dans la mesure où le plan d’urbanisme et le permis de construire
relatif à l’usine auraient été annulés par les juridictions administratives.
72. Le 17 septembre 2012,
le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par l’administration contre l’arrêt
du 27 février 2007. De même, le 23 février 2015, il rejeta le recours en
rectification.
2. Action en dommages et
intérêts
73. Le 6 juin 2005,
certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, l’Association pour la
protection de la nature et de l’environnement, MM. Ali Arabacı, Yahya Şimşek,
Cumhur Özcan et Eralp Atabek, Mmes Şenay Özeray, Fethiye Altıntaş et Kadriye Gökçadır, MM. Burak
Giray, Nezih Sütçü et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener, et MM. Okan Dursun, Erol Çiçek et Şaban Cankat
Taşkın, introduisirent une action en dommages et intérêts contre le Premier
ministre, le ministre des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire, le
préfet de Bursa, le maire de Bursa et le maire de Gemlik pour non-exécution des
décisions des tribunaux dans les affaires susmentionnées.
74. Par un jugement du 6
décembre 2006, le tribunal de grande instance de Bursa rejeta l’action en
dommages et intérêts. Pour ce faire, il considéra que la non-exécution des
jugements en question n’était pas de nature à causer aux recourants un dommage
moral, aux motifs que ces jugements visaient à protéger l’ordre public et non
des droits personnels des recourants.
75. Par un arrêt du 26 mai
2008, la Cour de cassation infirma le jugement du 6 décembre 2006. Pour ce
faire, elle considéra tout d’abord que le recours, pour autant qu’il était
introduit par le barreau de Bursa, l’Association pour la protection de la
nature et de l’environnement, M. Eralp Atabek, Mmes Fethiye Altıntaş et Kadriye Gökçadır, MM. Burak Giray, Nezih Sütçü
et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener, et MM. Okan Dursun, Niyazi Sinan Doğan, Erol Çiçek et
Şaban Cankat Taşkın, aurait dû être rejeté pour défaut de locus standi. Elle observa notamment que
ces recourants ne pouvaient se prétendre victimes directes d’un quelconque
dommage résultant de la non-exécution des jugements en question. S’agissant de
MM. Ali Arabacı, Cevdet Altun, Yahya Şimşek et Cumhur Özcan et de Mme Şenay Özeray, la Cour de
cassation accueillit le pourvoi. Pour ce faire, elle releva que MM. Ali Arabacı
et Cevdet Altun – résidant dans la zone concernée –, MM. Yahya Şimşek et Cumhur
Özcan et Mme Şenay Özeray avaient
engagé plusieurs recours visant à la préservation de l’environnement et qu’ils
avaient participé à de longues procédures tendant à obtenir l’exécution des
jugements rendus en leur faveur. Tenant compte de l’ensemble de ces éléments et
considérant que l’exécution de ces jugements était une exigence du principe de
primauté du droit, elle conclut que ces recourants pouvaient prétendre être
titulaires d’un « droit civil » (« medeni
hak »).
76. Par un jugement du 2
avril 2009, le tribunal de grande instance de Bursa donna partiellement gain de
cause aux requérants MM. Ali Arabacı, Cevdet Altun, Yahya Şimşek et Cumhur
Özcan et Mme Şenay Özeray, et il
condamna le maire de Gemlik à payer une somme de 3 000 TRY pour dommage moral.
En revanche, il rejeta leur demande pour autant qu’elle concernait, entre
autres, la responsabilité du Premier ministre et du ministre des Travaux
publics et de l’Aménagement du territoire. Par ailleurs, il rejeta le recours
pour autant qu’il était introduit par le barreau de Bursa, l’Association pour
la protection de la nature et de l’environnement, M. Eralp Atabek, Mmes Fethiye Altıntaş et
Kadriye Gökçadır, MM. Burak Giray, Nezih Sütçü et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener, et MM. Okan
Dursun, Niyazi Sinan Doğan, Erol Çiçek et Şaban Cankat Taşkın pour absence de
qualité de victime.
77. Les requérants MM. Ali
Arabacı, Cevdet Altun, Yahya Şimşek et Cumhur Özcan et Mme Şenay Özeray formèrent un
pourvoi.
78. Par un arrêt du 21
novembre 2009, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière des chambres civiles,
infirma partiellement le jugement du 2 avril 2009 pour autant qu’il concernait
la responsabilité du Premier ministre et du ministre des Travaux publics et de
l’Aménagement du territoire. Pour ce faire, elle estima notamment ce qui suit :
« (...) En l’espèce, il
est établi que les jugements des tribunaux administratifs relatifs à divers
actes administratifs [annulation des plans d’urbanisme aux échelles de 1/25000e et de 1/1000e, du permis de construire relatif à une usine d’amidon et de l’autorisation
de production et gestion de déchets] (...) n’ont pas été dûment exécutés par
les autorités.
En engageant des recours
de contentieux administratifs, [les recourants] ont voulu empêcher
l’installation d’une usine dans une zone agricole fertile aux motifs qu’une
telle construction aurait réduit les zones agricoles et porté atteinte à la
nature et à l’environnement (...) Toutefois, il n’a pas été possible d’exécuter
les jugements rendus par les tribunaux administratifs.
Par ailleurs, le 5 mai 2005,
le Conseil des ministres a déclaré le terrain sur lequel se trouvaient les
locaux de la société Cargill « zone industrielle spéciale » pour rendre les
jugements des tribunaux administratifs non exécutoires et assurer la poursuite
des activités de l’usine (...)
Les recourants ont
également engagé un recours en annulation de l’acte précité, assorti d’une
demande de suspension de l’exécution de cet acte, et le Conseil d’État a décidé
le 8 juin 2006 de suspendre l’exécution de cet acte administratif (...) Toutefois,
nonobstant toutes ces décisions, l’usine a poursuivi ses activités.
Avant et après que les
jugements des tribunaux administratifs soient devenus définitifs, les
recourants ont adressé des avertissements oraux et écrits aux autorités
compétentes en vue d’obtenir l’exécution de ces jugements. Selon les principes
généraux du droit administratif, l’annulation d’un acte administratif
impliquait que cet acte était réputé n’être jamais intervenu. Or, en l’espèce,
les autorités n’avaient pas rempli le devoir qui leur incombait à la suite de
ces décisions de justice. Alors qu’elles auraient dû suspendre les activités de
l’usine d’amidon, elles se sont contentées d’adresser à celle-ci des
avertissements formels, ce qui n’équivaut pas à une exécution de ces jugements.
Le ministre des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire, qui a
délivré les autorisations requises pour la construction et l’installation de
l’usine, n’a fourni aucun élément donnant à penser qu’il avait agi en vue de
retirer les autorisations en question. Alors que le Conseil supérieur de la
planification auprès du Premier ministre a octroyé une autorisation
d’investissement et que l’exécution de cet acte a été suspendue par les
décisions de justice, l’usine a été informée par une lettre signée par le
Premier ministre lui-même qu’elle pouvait poursuivre ses activités. De même, il
ressort de cette lettre que de nouvelles tentatives avaient été entreprises en
vue de fournir une base administrative et légale à la poursuite de ces
activités nonobstant l’annulation ultérieure définitive dudit acte.
Par conséquent, il peut
passer pour établi que le Premier ministre, le ministre des Travaux publics et
de l’Aménagement du territoire et le maire de Gemlik n’ont pas exécuté les
jugements des tribunaux administratifs, alors qu’ils en avaient la possibilité
(...) »
79. Par un jugement du 16
juin 2011, le tribunal de grande instance de Bursa refusa de se conformer à
l’arrêt du 21 novembre 2009.
80. Par un arrêt du 18
mars 2013, la Cour de cassation infirma le jugement du 16 juin 2011,
considérant notamment que l’article 429 in fine du code de procédure
civile imposait que la juridiction de renvoi se soumît aux points de droit que
la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière des chambres civiles, avait
jugés.
81. Par un jugement du 6
mai 2014, le tribunal de grande instance de Bursa refusa à nouveau de se ranger
à l’avis de la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres
civiles, au motif que, en vertu de l’amendement législatif du 6 février 2014
(paragraphe 103 ci-dessous), les actions relatives à la non-exécution des
jugements devaient être dirigées contre l’administration, et pas contre le
fonctionnaire.
82. Par un arrêt du 29
septembre 2014, la Cour de cassation infirma une nouvelle fois le jugement du 6
mai 2014, considérant notamment que l’affaire devait être tranchée sur le
fondement des règles procédurales qui étaient en vigueur à l’époque de
l’introduction de l’action.
83. Il ressort du dossier
que, par un jugement du 4 décembre 2015, le tribunal de grande instance de
Bursa a refusé à nouveau de se ranger à l’avis de la Cour de cassation réunie
en assemblée plénière des chambres civiles. Au moment du dépôt des observations
des parties, l’affaire était pendante devant les juridictions nationales.
3. Dépôt d’une plainte
pénale
84. Le 22 mai 2005,
certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa, l’Association pour la
protection de la nature et de l’environnement, MM. Ali Arabacı, Yahya Şimşek,
Mustafa Özçelik, Ali Rahmi Beyreli, Nadir Erol, Levent Gençelli, Lütfü
Kırayoğlu, Cumhur Özcan et Eralp Atabek, Mmes Şenay Özeray, Fethiye
Altıntaş et Kadriye Gökçadı, MM. Burak Giray, Mustafa Nezih Sütçü et İsmail
İşyapan, Mme Nalan Bener et M. Şaban
Cankat Taşkın, déposèrent une plainte auprès du procureur de la République de
Bursa contre le Premier ministre, le ministre des Travaux publics et de
l’Aménagement du territoire, le préfet de Bursa, le maire de Bursa et le maire
de Gemlik. Ils leur reprochaient de refuser d’exécuter les décisions
judiciaires, notamment celle du tribunal administratif du 8 novembre 2004
annulant le permis de construire no 1 du 17 juin 1998 qui avait été accordé à la société Cargill par
la préfecture de Bursa et la modification du plan à 1/1000e effectuée le 28 décembre
1999 (paragraphe 33 ci-dessus), celle du Conseil d’État du 26 novembre 2002
annulant la modification du plan à 1/25000e effectuée le 14 août 1998 (paragraphe 25 ci-dessus) et celle du
tribunal administratif du 30 novembre 2004 annulant l’autorisation de
production et gestion de déchets octroyée le 10 août 2000 par la préfecture de
Bursa (paragraphe 54 ci-dessus).
85. Le 22 juin 2005, le
procureur de la République rendit une ordonnance d’incompétence en ce qui
concerne le Premier ministre et le ministre des Travaux publics et de
l’Aménagement du territoire au motif que la compétence d’enquêter à l’encontre
du Premier ministre et des ministres revenait à l’Assemblée nationale en vertu
de l’article 100 de la Constitution.
86. Le dossier de la
requête ne contient pas d’éléments relatifs aux suites de cette enquête pénale.
4. Amendement à la loi
relative à la protection des terres et à l’utilisation des terrains
87. Le 31 janvier 2007,
l’Assemblée nationale adopta un amendement à la loi relative à la protection
des terres et à l’utilisation des terrains (toprak
koruma ve arazi kullanımı kanunu), amendement qui devait permettre de
régulariser la situation des terrains agricoles utilisés pour des activités non
agricoles.
88. Par un arrêt du 19
février 2007, la Cour constitutionnelle suspendit l’entrée en vigueur de
l’amendement du 31 janvier 2007. Cet arrêt fut publié au Journal officiel le 22
février 2007.
89. Entre-temps, le 20
février 2007, la préfecture de Bursa avait déjà autorisé la société Cargill -
ayant déposé une demande le 9 février 2007 - à poursuivre ses activités.
90. D’après les
informations soumises par le Gouvernement, suite à un recours de certains
requérants, le 8 novembre 2007, le tribunal administratif avait ordonné la
suspension de l’exécution de l’autorisation. Le 30 novembre 2007, il rejeta
l’opposition de l’administration. Par ailleurs, le 14 mars 2008, il annula
l’autorisation du 20 février 2007 pour défaut de base légale (E. 2007/1338).
91. Le 26 mars 2012, le
Conseil d’État confirma le jugement du 14 mars 2008. Faute de recours en
rectification, cet arrêt devint définitif le 21 mai 2015.
5. Deuxième amendement à
la loi relative à la protection des terres et à l’utilisation des terrains
92. Le 26 mars 2008,
l’Assemblée nationale adopta un deuxième amendement législatif (loi no 5751) permettant de
régulariser sous certaines conditions la situation des terrains agricoles
utilisés pour des activités non agricoles. Cet amendement ouvrait pour la
société Cargill la possibilité d’obtenir l’autorisation de poursuivre ses
activités en dépit des décisions judiciaires définitives.
93. Le 12 juin 2008, la
société Cargill introduisit une demande auprès de la préfecture de Bursa pour
pouvoir bénéficier de cette loi.
94. Le 21 novembre 2008,
la préfecture de Bursa délivra à la société Cargill l’autorisation de
poursuivre ses activités.
95. Le 9 janvier 2009,
certains des requérants, à savoir le barreau de Bursa et MM. Ali Rahmi Beyreli,
Yahya Şimşek, Levent Gençelli et Lütfü Kırayoğlu, saisirent le tribunal
administratif de Bursa d’une demande en annulation de la décision de la
préfecture de Bursa. Le dossier de la requête ne contient pas de document sur
la suite de cette procédure.
96. Par ailleurs, le 16
mars 2009, la préfecture de Bursa accorda à la société Cargill l’autorisation
d’utiliser des terres à des fins non agricoles.
97. De même, le 11
novembre 2009, la préfecture de Bursa considéra qu’il n’y avait pas lieu de
mener une procédure d’évaluation de l’impact de l’usine sur l’environnement.
98. Le 25 mars 2010, la
préfecture de Bursa délivra à la société Cargill une nouvelle autorisation de
production et gestion de déchets.
99. Par un arrêt du 14
avril 2011, la Cour constitutionnelle jugea la loi no 5751 conforme à la
Constitution.
100. Selon les documents
figurant au dossier, à ce jour l’usine est toujours en activité.
II. LE DROIT INTERNE
PERTINENT
A. Exécution des décisions
judiciaires par les autorités
101. L’article 138 § 4 de
la Constitution se lit ainsi :
« Les organes des pouvoirs
exécutif et législatif ainsi que l’administration sont tenus de se conformer
aux décisions judiciaires ; lesdits organes et l’administration ne peuvent, en
aucun cas, modifier les décisions judiciaires ni en différer l’exécution. »
102. Les passages pertinents
en l’espèce de l’article 28 de la loi no 2577 relative à la procédure de contentieux administratif se
lisaient, à l’époque des faits, ainsi :
« 1. L’administration est
tenue d’adopter sans tarder un acte ou d’agir en vertu des décisions relatives
au fond ou à une demande de sursis à exécution qui ont été rendues par le
Conseil d’État ou par les tribunaux administratifs ordinaires, régionaux ou du
contentieux des impôts. Ce délai ne peut en aucun cas dépasser les trente jours
qui suivent la signification de la décision à l’administration.
(...)
3. Lorsque
l’administration n’a pas établi d’acte ou n’a pas réagi conformément à une
décision du Conseil d’État ou des tribunaux administratifs ordinaires,
régionaux ou du contentieux des impôts, une action en réparation du dommage
moral ou matériel peut être engagée contre l’administration devant le Conseil
d’État et les tribunaux compétents.
4. En cas de non-exécution
délibérée des décisions des tribunaux par les fonctionnaires dans les trente
jours [qui suivent la décision], une action en indemnisation peut être engagée
tant contre l’administration que contre le fonctionnaire qui refuse d’exécuter
la décision en question. »
103. Le 6 février 2014 fut
adoptée la loi no 6518. L’article 18 de
cette loi modifia l’article 28 § 4 de la loi no 2577 comme suit :
« En cas de non-exécution
délibérée des décisions des tribunaux par les fonctionnaires dans les trente
jours [qui suivent la décision], une action en indemnisation ne peut être
engagée que contre l’administration. »
B. Code de procédure
civile
104. L’article 429 in fine du code de procédure
civile no 1086, adopté le 18 juin
1927 et aboli le 1er octobre 2011 par le code
de procédure civile no 6100, est ainsi libellé :
« Il est obligatoire de se
conformer à un arrêt rendu par la Cour de cassation réunie en assemblée
plénière. »
C. Statut des
organisations professionnelles ayant le caractère d’établissements publics
105. En droit turc, les
barreaux ont le statut d’« organisations professionnelles ayant le caractère d’établissements
publics » (kamu kurumu niteliğindeki
meslek kuruluşları) et sont donc des personnes morales de droit public.
L’article 135 de la Constitution, dans sa partie pertinente en l’espèce, est
ainsi libellé :
« Les organisations
professionnelles ayant le caractère d’établissements publics et leurs unions
sont des personnes morales de droit public créées par la loi dans le but de
permettre aux membres d’une profession déterminée de satisfaire leurs besoins
communs, de faciliter leurs activités professionnelles, d’assurer le
développement de la profession conformément à l’intérêt général, et de
maintenir la discipline et l’éthique professionnelles en vue de faire régner
l’intégrité et la confiance tant dans les relations internes à la profession
que dans les relations avec le public (...) »
EN DROIT
I. SUR LES QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
A. Sur la qualité de
victime de certains requérants
106. Le Gouvernement
soutient que le barreau de Bursa et l’Association pour la protection de la
nature et de l’environnement ne peuvent se prétendre victimes des violations
alléguées et que, dès lors, ils n’ont pas la qualité pour agir au sens de
l’article 34 de la Convention.
107. Les requérants ne se
sont pas prononcés sur cette question.
108. L’État défendeur
s’est borné à soulever une objection partielle quant à la compétence ratione personae de la Cour, mais cette question, pour l’ensemble des requérants,
appelle de la part de la Cour un examen d’office (Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 27, CEDH 2009).
109. La Cour rappelle que,
pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention,
une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de
particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits
reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une telle
violation, un individu doit, en principe, avoir subi directement les effets de
la mesure litigieuse (Tănase c.
Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et Aksu
c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 50, CEDH 2012). La
Cour rappelle en outre qu’une personne ne saurait, en principe, se plaindre de
la violation de ses droits dans le cadre d’une procédure à laquelle elle
n’était pas partie, malgré sa qualité d’actionnaire et/ou de dirigeant d’une
société qui était partie à la procédure (voir, parmi d’autres, Nosov c. Russie (déc.), no 30877/02, 20 octobre 2005).
L’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée
d’un droit garanti par la Convention est une condition de la mise en œuvre du
mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas
s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La Cour
interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions
internes telles que celles d’intérêt à agir ou de qualité pour agir (Aksu, précité, § 52).
110. En l’espèce, la Cour
observe que, même si les requérants invoquent les articles 2, 6, 8 et 13 de la
Convention, leurs allégations portent essentiellement sur le défaut prolongé
d’exécution des décisions définitives et exécutoires annulant les actes
administratifs qui autorisaient la construction et l’exploitation d’une usine
d’amidon à Orhangazi. Par conséquent, aux yeux de la Cour, il convient
notamment de tenir compte, dans la détermination de la qualité de victime des
requérants, dulocus standi des ceux-ci dans les procédures contentieuses internes relatives
aux actes administratifs en question.
1. Qualité de victime du
barreau de Bursa
111. La Cour observe
notamment que le locus standi du barreau de Bursa a été débattu par les juridictions nationales,
qui ont adopté des solutions différentes. Alors que le locus standi de ce barreau n’a généralement pas été reconnu par les
juridictions administratives ayant examiné les recours en annulation introduits
contre les actes administratifs en question (paragraphes 22-23, 46-48, 51-53
ci-dessus), dans son jugement du 20 février 2009 le tribunal administratif de
Bursa a définitivement reconnu le locus
standi dans une procédure
concernant l’annulation de plusieurs actes administratifs relatifs à l’usine
(paragraphe 36 ci-dessus). Cependant, lors de la procédure relative à l’action
en dommages et intérêts, le tribunal de grande instance a écarté le recours du
barreau de Bursa pour défaut de locus
standi (paragraphe 78 ci-dessus).
112. La Cour observe tout
d’abord que le barreau de Bursa, en tant qu’organisation professionnelle ayant
le caractère d’établissement public, constitue une personne morale de droit
public (paragraphe 105 ci-dessus). Par conséquent, le barreau de Bursa saurait
difficilement être qualifié d’organisation non gouvernementale ou de groupement
de personnes ayant un intérêt commun, au sens de l’article 34 de la Convention
(voir, mutatis mutandis, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c.
Belgique, 23 juin 1981, §§ 63-65, série A no 43). En tout état de cause, la Cour rappelle que le statut de «
victime » peut être accordé à une association – mais non à ses membres – si
elle est directement touchée par la mesure litigieuse (voir, notamment, Association des amis de Saint-Raphaël et de
Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, et Dayras
et autres et l’association « SOS Sexisme » c. France (déc.), no 65390/01, 6 janvier 2005). Une association ou un syndicat ne sauraient se
prétendre eux-mêmes victimes de mesures qui auraient porté atteinte aux droits
que la Convention reconnaît à leurs membres ; il en va de la sorte alors même
que l’association ou le syndicat dont il est question ont pour objet statutaire
la défense des intérêts de leurs adhérents (Ordre
des avocats défenseurs et avocats près la cour d’appel de Monaco c.
Monaco (déc.), no 34118/11, 21 mai 2013).
113. Dans le cas du
barreau de Bursa, la Cour note que, dans son arrêt du 26 mai 2008, la Cour de
cassation a considéré que ce barreau ne pouvait se prétendre victime d’un
quelconque dommage résultant de la non-exécution des jugements en question
(paragraphe 78 ci-dessus). Elle rappelle également que, selon sa jurisprudence
constante, la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et
indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la
qualité pour agir. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la
Cour conclut que, le barreau de Bursa ne pouvant prétendre avoir la qualité de
victime au sens de l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ordre des avocats
défenseurs et avocats près la cour d’appel de Monaco, précité, §§ 61-62),
cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de
la Convention et elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a)
et 4 de celle-ci.
2. Qualité de victime de
l’Association pour la protection de la nature et de l’environnement et de
certains requérants
114. S’agissant de la
qualité de victime de l’Association pour la protection de la nature et de
l’environnement, la Cour observe que cette association était partie uniquement
à l’action en dommages et intérêts et que son recours a été rejeté comme
irrecevable pour défaut de locus
standi par les juridictions
nationales (paragraphe 75 ci-dessus). Il en va de même s’agissant des
requérants M. Eralp Atabek, Mmes Fethiye Altıntaş et Kadriye Gökçadır, MM. Burak Giray, Nezih Sütçü
et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener et MM. Okan Dursun, Niyazi Sinan Doğan, Erol Çiçek et
Şaban Cankat Taşkın (ibidem). Elle
observe également que, n’étant parties à aucun des recours en annulation, les
requérants MM. Lütfü Kirayoǧlu et Cumhur Özcan et Mme Zeliha Şenay Özeray
s’étaient bornés à déposer une plainte pour dénoncer la non-exécution des
jugements rendus par les juridictions nationales ou à engager une action en
dommages et intérêts. De même, il ressort du dossier que la requérante Mme Öznur Çiçek n’était partie
à aucune des procédures internes relatives à l’annulation des actes
administratifs.
115. La Cour rappelle que,
selon sa jurisprudence établie, la Convention ne permet pas l’actio popularis, mais qu’elle exige,
pour l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de
manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une violation de la
Convention résultant d’un acte ou d’une omission imputable à l’État
contractant. Pour la Cour, le seul fait d’être résident à Bursa sans avoir
aucunement participé, en leur nom propre où par l’intermédiaire d’une
association, à de longues procédures relatives à l’annulation des actes
administratifs en question ou d’être une personne morale ayant son siège dans
cette ville ne saurait suffire pour qualifier les requérants susmentionnés de «
victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. Sur ce point, l’espèce
diffère de l’affaire Gorraiz
Lizarraga et autres c. Espagne (no 62543/00, § 38, CEDH 2004-III), où la Cour a reconnu la qualité de victime
à des personnes qui n’étaient pas parties à la procédure interne en leur nom propre,
mais qui l’étaient par l’intermédiaire de l’association qu’ils avaient
constituée en vue de défendre leurs intérêts.
116. Par conséquent, étant
donné que les recours précités ont été déclarés irrecevables dans le cas de
l’Association pour la protection de la nature et de l’environnement pour défaut
de locus standi et que les requérants M. Eralp Atabek, Mmes Fethiye Altıntaş et
Kadriye Gökçadır, MM. Burak Giray, Nezih Sütçü et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener, MM. Okan
Dursun, Niyazi Sinan Doğan, Erol Çiçek, Şaban Cankat Taşkın, Lütfü Kirayoǧlu et
Cumhur Özcan et Mmes Zeliha Şenay Özeray et
Öznur Çiçek n’étaient parties à aucune des procédures relatives à l’annulation
des actes administratifs litigieux, la Cour considère que ces requérants n’ont
pas la qualité de « victime » directe ou indirecte au sens de l’article 34 de
la Convention. Il s’ensuit que la requête, pour autant qu’elle est introduite
par ces requérants, est incompatible ratione
personae avec les dispositions de
la Convention au sens de l’article 35 § 3 et qu’elle doit être rejetée, en
application de l’article 35 § 4.
3. Qualité de victime de
MM. Ali Arabacı, Ali Rahmi Beyreli, Nadir Erol, Levent Gençelli, Mustafa
Özçelik et Yahya Şimşek
117. La Cour estime que
les requérants MM. Ali Arabacı (paragraphes 38 et 50 ci-dessus), Ali Rahmi
Beyreli (paragraphes 15, 28, 69 et 95 ci-dessus), Nadir Erol (paragraphes 15,
28 et 69 ci-dessus), Levent Gençelli (paragraphes 15, 28, 38, 50 et 69
ci-dessus), Mustafa Özçelik (paragraphes 15, 28 et 69 ci-dessus) et Yahya
Şimşek (paragraphes 15 et 69 ci-dessus), qui ont activement participé à des
procédures internes relatives à l’annulations des actes administratifs
litigieux et dont la qualité pour agir n’a pas été remise en question durant
celles-ci, peuvent se prétendre victimes, au sens de l’article 34, des
violations alléguées de la Convention.
B. Sur l’épuisement des
voies de recours internes
118. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il indique tout d’abord que les requérants ont saisi la Cour alors
que les différentes procédures auraient été pendantes devant les juridictions
internes. Par ailleurs, il précise qu’un nouveau recours en indemnisation a été
instauré en Turquie par la loi no 6384. Il ajoute que la compétence de la commission d’indemnisation
établie par cette loi concerne non seulement la durée excessive des procédures
internes, mais aussi la non-exécution des jugements. Estimant que les
requérants doivent faire usage de cette nouvelle voie de droit devant les
instances nationales, le Gouvernement considère que leur requête doit
maintenant être déclarée irrecevable.
119. Les requérants
contestent cette thèse.
120. S’agissant de
l’exception du Gouvernement tirée du caractère prématuré des griefs des
requérants, la Cour rappelle d’emblée sa jurisprudence selon laquelle, si un
requérant a, en principe, l’obligation de tenter loyalement divers recours
internes avant de saisir la Cour, elle tolère que le dernier échelon de ces
recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit
appelée à se prononcer sur la recevabilité (Rafaa
c. France, no 25393/10, § 33, 30 mai 2013). En l’espèce, elle observe que les requérants
ont introduit la requête devant elle alors que les diverses procédures étaient
pendantes devant les juridictions internes, mais après avoir obtenu plusieurs
décisions ordonnant le sursis à l’exécution des actes administratifs. Par
ailleurs, il n’est pas contesté que toutes les procédures relatives à
l’annulation des actes administratifs en question se sont achevées avant que la
Cour eût statué sur la recevabilité de l’affaire. Cette branche de l’exception
ne saurait donc être retenue.
121. Quant à l’exception
du Gouvernement relative à la voie instaurée par la loi no 6384, la Cour souligne que
le présent grief ne concerne pas seulement la question du non-respect allégué
d’un délai raisonnable dans les procédures visant à l’annulation des actes
administratifs en question, mais aussi et surtout celle de savoir si, en raison
de l’inexécution prolongée des décisions annulant les actes administratifs
concernés, les requérants ont subi un déni de justice. La Cour relève dans ce
contexte que les requérants ont sollicité à plusieurs reprises l’application
des mesures d’exécution prévues par le code de procédure civile et par la loi
sur l’exécution administrative pour forcer l’administration à s’exécuter. Elle
relève en outre que les requérants ont également introduit une action en dommages
et intérêts afin d’être indemnisés pour la non-exécution prolongée des
décisions de justice. Ce recours, qui est pendant devant les juridictions
nationales depuis le 6 juin 2005, n’a abouti que partiellement, la juridiction
de première instance ayant examiné seulement la responsabilité du maire de
Gemlik, alors que la Cour de cassation a considéré que le Premier ministre et
le ministre des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire avaient pris
des mesures rendant ces décisions non exécutoires (paragraphe 78 ci-dessus). La
Cour note que le recours invoqué à présent par le Gouvernement est de nature
essentiellement similaire à celui que les requérants ont déjà exercé. Elle
rappelle également avoir jugé que, s’agissant de griefs relatifs à la non-exécution
de décisions judiciaires définitives contraignantes suspendant la mise en œuvre
d’actes administratifs annulés, l’indemnisation ne constituait pas une
réparation suffisante au titre de la Convention (Genç et Demirgan c. Turquie, nos34327/06 et 45165/06, § 41, 10 octobre 2017). À la lumière de ces observations, la
Cour estime que les requérants ne sont pas tenus de s’adresser à la commission
d’indemnisation instituée par la loi no 6384.
Par conséquent, la Cour
rejette les exceptions du Gouvernement relatives au caractère prématuré de la
requête et au non-épuisement des voies de recours internes.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
122. Les requérants MM.
Ali Arabacı, Ali Rahmi Beyreli, Nadir Erol, Levent Gençelli, Mustafa Özçelik et
Yahya Şimşek allèguent que le refus prolongé de l’administration de se
conformer aux décisions définitives et exécutoires annulant les actes
administratifs qui autorisaient la construction et l’exploitation d’une usine
d’amidon à Orhangazi méconnaît leur droit à une protection judiciaire effective
s’agissant des contestations sur leurs droits de caractère civil. Ils invoquent
à cet égard les articles 6 et 13 de la Convention.
La Cour observe que les
requérants invoquent également l’article 6 de la Convention s’agissant du
caractère déraisonnable de la durée des procédures devant les tribunaux
administratifs. Cependant, maîtresse de la qualification juridique des faits de
la cause, elle estime que la présente affaire doit être examinée sous l’angle
plus général du droit d’accès à un tribunal (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 61, CEDH 1999-V, et Apanasewicz
c. Pologne, no 6854/07, § 61, 3 mai 2011).
La partie pertinente en
l’espèce de l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à
ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal
(...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (...) »
A. Sur l’applicabilité de
l’article 6 de la Convention
123. Le Gouvernement
soutient que l’article 6 § 1 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce au
motif que les requérants n’ont fondé leurs allégations que sur un risque
probable et hypothétique qui, notamment, selon le Gouvernement, n’était pas
imminent. Par conséquent, à ses yeux, le grief des requérants ne concernait pas
des « droits et obligations de caractère civil » au sens de cette disposition.
En particulier, le Gouvernement soutient que les requérants, qui habiteraient à
plus de 7 km du lieu d’implantation des activités de la société Cargill, ne
sont pas en mesure de prouver qu’ils étaient directement affectés dans leurs
droits et obligations de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la
Convention. En outre, il indique que les décisions judiciaires d’annulation des
actes administratifs étaient fondées non pas sur la reconnaissance du fait que
les requérants ont été affectés par des problèmes d’environnement liés à la
poursuite des activités de la société Cargill, mais sur des considérations
relatives aux principes d’urbanisme.
124. Les requérants
contestent ces thèses.
125. La Cour rappelle que,
pour que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer sous son volet «
civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut
prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce
droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation
réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit
que son étendue ou ses modalités d’exercice. L’issue de la procédure doit être
directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des
répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1
(Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, CEDH 2017
(extraits)). Enfin, le droit doit avoir un caractère « civil ».
126. En l’espèce, la Cour
relève que, si l’existence d’une contestation portant sur un droit reconnu en
droit interne ne prête pas à controverse, il n’en va pas de même quant à son
objet. En effet, dans de nombreuses affaires contre la Turquie relatives au
droit constitutionnel de vivre dans un environnement sain et équilibré, la Cour
a constaté l’existence d’une contestation réelle et sérieuse (voir, parmi
plusieurs autres, Taşkın et autres
c. Turquie, no 46117/99, § 132, CEDH 2004‑X, et Okyay
et autres c. Turquie, no 36220/97, § 65, CEDH 2005‑VII).
Cependant, d’après le Gouvernement, le litige n’a aucunement porté sur des
droits patrimoniaux ou subjectifs des requérants, mais sur une question de
défense de la légalité, de sorte que nul droit « de caractère civil » ne se trouvait
en jeu.
127. La Cour observe qu’il
n’est pas contesté que les requérants résidant dans la ville de Bursa où
l’usine était implantée avaient en droit turc qualité pour agir en justice
devant les juridictions administratives, et qu’ils pouvaient demander à
celles-ci d’émettre des injonctions suspendant les activités de l’usine et
d’annuler la décision des autorités administratives tendant à la poursuite de
l’exploitation de l’usine. De plus, les décisions rendues par les juridictions
administratives étaient favorables aux requérants et tout acte administratif
refusant d’exécuter ces décisions ou tentant de les contrecarrer ouvrait la
voie de l’indemnisation (Okyay et autres,
précité, § 67). Il convient aussi d’observer que, dans leurs recours internes,
les requérants ont soulevé des arguments relatifs non seulement à la conformité
des plans d’urbanisme de différentes échelles, mais aussi aux effets nuisibles
de l’exploitation en question sur l’environnement. Plus important encore, dans
son jugement du 26 mai 2008, la Cour de cassation a souligné l’importance que
revêtait l’exécution des jugements en question pour les requérants et elle a
conclu que ceux-ci pouvaient se prétendre titulaires d’un « droit civil »
(paragraphe 78 ci-dessus).
128. Par conséquent, la
Cour considère que, nonobstant l’intérêt général défendu en l’espèce par les
requérants, leurs recours ne peuvent pas être assimilés à des recours du
type actio popularis, compte
tenu des circonstances de l’espèce, notamment l’enjeu des recours, la nature
des actes attaqués et la qualité pour agir des requérants. Elle en déduit que
la « contestation » soulevée par les requérants avait un lien suffisant avec un
« droit de caractère civil » dont les intéressés pouvaient se dire titulaires
pour que l’article 6 trouvât à s’appliquer.
129. Constatant que ce
grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la
Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif
d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
130. Les requérants
soutiennent que leur droit à une protection juridictionnelle effective a été
méconnu. Ils indiquent à cet égard que ni les décisions judiciaires ordonnant
l’arrêt des activités de l’usine ni celles annulant les actes administratifs y
relatifs n’ont été réellement exécutées par les autorités. Ils précisent que, à
la suite de la décision ordonnant la suspension des autorisations,
l’exploitation de l’usine n’a été interrompue qu’en 2000, et ce pendant
quarante-cinq jours. Ils mettent également en cause le comportement des
autorités, qui, selon eux, au lieu d’assurer l’exécution effective de ces
décisions judiciaires, ont adopté plusieurs mesures afin de régulariser le
statut légal de l’usine.
131. Le Gouvernement indique
que, en 2007 et 2008, la loi concernant la protection des terres et
l’utilisation des terrains a été modifiée. Il précise que ces modifications
permettaient à des exploitations telles que l’usine de poursuivre leurs
activités sous certaines conditions. Il ajoute que, à la suite d’une demande
formée par la société Cargill le 9 février 2007, l’autorisation en question a
été accordée et que la demande de suspension de l’exécution présentée par les
requérants a été accueillie par les juridictions (paragraphe 90 ci-dessus). Il
précise cependant que la poursuite des activités de la société Cargill avait
une base légale. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, la question de
l’exécution on non des décisions antérieures n’a plus d’intérêt et les recours
des requérants contre l’administration sont sans objet.
132. S’agissant de
l’exécution des décisions judiciaires, le Gouvernement soutient que celles-ci
ont bien été exécutées. Il expose que les activités de la société Cargill ont
été suspendues le 20 octobre 2006 et que la société les a reprises à la suite
de la modification juridique qui serait intervenue ultérieurement.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes pertinents en l’espèce
133. La Cour a dit à
maintes reprises que le droit à l’exécution d’une décision de justice était un
des aspects du droit à un tribunal (Hornsby
c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil
des arrêts et décisions 1997-II, et Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 42, 31 mars 2009). À
défaut, les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention seraient privées de
tout effet utile. La protection effective du justiciable implique l’obligation
pour l’État ou l’un de ses organes d’exécuter le jugement. Si l’État refuse ou
omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6
dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure
perdraient toute raison d’être (Hornsby,
précité, § 41). Par conséquent, l’exécution d’une décision judiciaire ne peut être
empêchée, invalidée ou retardée de manière excessive (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 34, CEDH 2002-III).
L’exécution doit, en outre, être complète, parfaite et non partielle (Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, §§ 68-76, 2 mars 2004, et Matheus c. France, no 62740/00, § 58, 31 mars 2005). En
effet, une fois qu’une décision interne définitive est rendue par les
juridictions nationales, elle doit être mise en œuvre avec une clarté et une
cohérence raisonnables par les autorités publiques, afin d’éviter autant que
possible l’insécurité juridique et l’incertitude pour les sujets de droit
concernés par son application (Apanasewicz,
précité, § 73).
134. Par ailleurs, la
sécurité juridique présuppose le respect du principe de l’autorité de la chose
jugée (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 62, CEDH 1999‑VII),
c’est-à-dire du caractère définitif des décisions de justice. En effet, un
système judiciaire caractérisé par la possibilité de remises en cause
perpétuelles et d’annulations répétées de jugements définitifs méconnaît
l’article 6 § 1 de la Convention (Sovtransavto
Holding c. Ukraine, no 48553/99, §§ 74, 77 et 82, CEDH
2002-VII). De telles remises en cause sont inadmissibles venant tant de juges
que de membres de l’exécutif (Tregoubenko
c. Ukraine, no 61333/00, § 36, 2 novembre 2004) ou d’autorités non judiciaires (Agrokompleks c. Ukraine, no 23465/03, §§ 150‑151, 6 octobre 2011). Il ne peut être dérogé à ce
principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX).
135. La Cour rappelle
enfin que son rôle consiste à examiner si, dans un cas donné, les autorités ont
respecté les obligations positives qui leur incombent en vertu de l’article 6
de la Convention, et plus particulièrement si les mesures adoptées par les
autorités pour assurer la mise en œuvre d’une décision de justice ont été
adéquates et suffisantes. Il appartient à chaque État contractant de se doter
d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ses obligations
positives (Apanasewicz, précité, §
74).
b) Application de ces principes à l’espèce
136. En l’espèce, la Cour
note que le litige porte essentiellement sur l’exécution des jugements rendus
par les tribunaux administratifs au sujet de l’annulation de nombreux actes
administratifs modifiant les plans d’urbanisme de différentes échelles et des
autorisations administratives relatives à l’implantation d’une usine d’amidon à
Orhangazi (Bursa) dans une zone agricole. À la suite de l’adoption d’un amendement
législatif le 26 mars 2008, la préfecture de Bursa a délivré, le 21 novembre
2008, une nouvelle autorisation à la société Cargill (paragraphe 94 ci-dessus),
qui est, selon les éléments du dossier, toujours en activité.
137. La Cour observe que
la construction de l’usine en 1998-2000 et la poursuite de ses activités à
partir de l’année 2000 étaient fondées sur divers actes administratifs, à
savoir les modifications des plans d’urbanisme de différentes échelles et les
autorisations administratives adoptées conformément à ces modifications.
Cependant, il n’est pas contesté que, au cours des procédures internes, à
partir du 12 janvier 1999 (paragraphe 29 ci‑dessus),
de nombreuses injonctions provisoires suspendant l’exécution de ces actes
administratifs ont été émises par les juridictions internes. Les actes en
question ont, par la suite, été annulés définitivement.
138. La Cour relève que
les observations des parties sont divergentes sur la question de savoir si les
jugements précités ont été effectivement exécutés. Alors que, d’après le
Gouvernement, les activités de l’usine ont été interrompues le 20 octobre 2006,
les requérants soutiennent qu’elles n’ont été arrêtées qu’en 2000, et ce
pendant seulement quarante-cinq jours.
139. La Cour estime qu’il
n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette divergence, dans la mesure où,
dans son arrêt du 21 novembre 2009, la Cour de cassation, réunie en assemblée
plénière des chambres civiles, a établi que les jugements en question n’avaient
pas été dûment exécutés par les autorités (paragraphe 78 ci-dessus). Après
avoir examiné en détail le comportement des autorités eu égard aux jugements en
question, la haute juridiction a conclu qu’il « [pouvait] passer pour établi
que le Premier ministre, le ministre des Travaux publics et de l’Aménagement du
territoire et le maire de Gemlik n’[avaient] pas exécuté les jugements des
tribunaux administratifs, alors qu’ils en avaient la possibilité ». Pour
arriver à cette conclusion, elle a notamment considéré que :
« Avant et après que les
jugements des tribunaux administratifs soient devenus définitifs, les
recourants ont adressé des avertissements oraux et écrits aux autorités
compétentes en vue d’obtenir l’exécution de ces jugements. Selon les principes
généraux du droit administratif, l’annulation d’un acte administratif
impliquait que cet acte était réputé n’être jamais intervenu. Or, en l’espèce,
les autorités n’avaient pas rempli le devoir qui leur incombait à la suite de
ces décisions de justice. Alors qu’elles auraient dû suspendre les activités de
l’usine d’amidon, elles se sont contentées d’adresser à celle-ci des
avertissements formels, ce qui n’équivaut pas à une exécution de ces jugements.
Le ministre des Travaux publics et de l’Aménagement du territoire, qui a
délivré les autorisations requises pour la construction et l’installation de
l’usine, n’a fourni aucun élément donnant à penser qu’il avait agi en vue de
retirer les autorisations en question. Alors que le Conseil supérieur de la
planification auprès du Premier ministre a octroyé une autorisation
d’investissement et que l’exécution de cet acte a été suspendue par les
décisions de justice, l’usine a été informée par une lettre signée par le
Premier ministre lui-même qu’elle pouvait poursuivre ses activités. De même, il
ressort de cette lettre que de nouvelles tentatives avaient été entreprises en
vue de fournir une base administrative et légale à la poursuite de ces
activités nonobstant l’annulation ultérieure définitive dudit acte. »
La Cour ne peut que
souscrire aux constats de la haute juridiction, lesquels lient les juridictions
inférieures, qui doivent s’y conformer en vertu de l’article 429 in finedu code de procédure civile
(paragraphe 104 ci-dessus).
140. La Cour ne saurait
par ailleurs suivre le Gouvernement lorsqu’il estime que la question de
l’exécution des décisions rendues avant l’adoption de l’amendement législatif
de 2007 n’a plus d’intérêt et que les recours des requérants contre
l’administration sont sans objet. En effet, elle observe que, par un jugement du
14 mars 2008, le tribunal administratif de Bursa a également annulé
l’autorisation de poursuite des activités délivrée à la suite de l’amendement
législatif du 31 janvier 2007 et que ce jugement est devenu définitif le 21 mai
2015 (paragraphes 90-91 ci-dessus). Or les parties ne contestent pas que ce
jugement n’a jamais été exécuté.
141. La Cour conclut par
conséquent qu’à partir du 12 janvier 1999 et jusqu’au 21 novembre 2008, date à
laquelle la préfecture de Bursa a délivré une nouvelle autorisation de poursuivre
ses activités à la société Cargill, les jugements des juridictions
administratives n’ont pas été réellement exécutés.
142. Quant à la phase
postérieure à l’amendement législatif adopté le 26 mars 2008 (loi no 5751, paragraphe 92
ci-dessus), il est vrai que, comme le Gouvernement le souligne, cet amendement
a ouvert la possibilité de régulariser la situation des terrains agricoles
utilisés pour des activités non agricoles. En effet, le 21 novembre 2008, la
société Cargill a obtenu une autorisation fondée sur ce nouveau texte, qui a
été ultérieurement validée par la Cour constitutionnelle (paragraphes 92-99
ci-dessus).
143. La Cour observe que
les requérants ont également introduit un recours en annulation devant les
tribunaux administratifs (paragraphe 95 ci‑dessus). Par conséquent, elle estime
qu’il n’est nécessaire ni de spéculer sur l’issue de cette procédure, qui est,
d’après les informations dont elle dispose, toujours pendante devant les
juridictions nationales, ni d’examiner d’office la question de savoir si cet
amendement législatif avait ou non pour but d’empêcher l’exécution des
jugements définitifs.
144. Cela étant, dans les
circonstances particulières de l’affaire, la Cour se doit d’observer que, dans
son arrêt précité ci-dessus (paragraphes 78 et 139), la Cour de cassation,
réunie en assemblée plénière des chambres civiles, avait critiqué la lettre
signée par le Premier ministre, qui informait la société Cargill que de
nouvelles tentatives avaient été entreprises en vue de fournir une base
administrative et légale à la poursuite de ses activités, nonobstant
l’annulation ultérieure définitive de l’autorisation d’investissement relative
à l’usine. Il ressort également de l’amendement en question que l’usine avait
pu poursuivre ses activités sur la base des nouvelles autorisations délivrées
en vertu de ce nouveau texte. La Cour rappelle qu’un des éléments fondamentaux
de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports
juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière
définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu, précité, § 61). Or
l’amendement en question pourrait avoir pour conséquence de priver d’effet les
nombreuses décisions judiciaires définitives et, de surcroît, non exécutées
(comparer avec Gorraiz Lizarraga et
autres, précité, § 72 avec les références citées).
145. Ces éléments
suffisent à la Cour pour conclure que, en s’abstenant pendant plusieurs années
de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à plusieurs décisions
judiciaires définitives et exécutoires, les autorités nationales ont privé les
requérants d’une protection judiciaire effective et que les dispositions de
l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile. Par conséquent, il y a eu
violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 8 DE LA
CONVENTION
146. Invoquant les
articles 2 et 8 de la Convention, les requérants allèguent que l’autorisation
délivrée en vue de la construction et de l’exploitation d’une usine d’amidon à
Orhangazi a porté atteinte à leur droit à la vie ainsi qu’à leur droit au
respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile.
147. La Cour observe
d’emblée que, même si les effets nuisibles de la poursuite des activités de
l’usine en question sur l’environnement ont été débattus devant les
juridictions nationales, l’affaire dont elle est saisie porte essentiellement
sur la non-exécution des décisions judiciaires relatives aux modifications des
plans d’urbanisme et aux autorisations délivrées conformément à ces
modifications. Par conséquent, et eu égard aux faits de l’espèce, aux thèses
des parties et aux conclusions qu’elle a formulées sous l’angle de l’article 6
§ 1 de la Convention, la Cour estime qu’elle a examiné les principales
questions juridiques soulevées par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu
d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés des articles 2 et
8 de la Convention (Centre de ressources
juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014 ; voir
aussi, mutatis mutandis, Gorraiz Lizarraga et autres, précité, §
75).
IV. SUR L’APPLICATION DE
L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
148. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne
de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
149. La Cour note que les
requérants ont indiqué dans leur formulaire de requête qu’ils souhaitaient
obtenir une réparation pécuniaire au titre du préjudice moral qu’ils estimaient
avoir subi pour les violations de la Convention et qu’ils réclamaient également
une certaine somme pour frais et dépens. Dans la lettre qu’elle a adressée aux
représentants des requérants au stade de la communication, la Cour a clairement
rappelé que l’indication, donnée à un stade antérieur de la procédure, des
souhaits des requérants au titre de la satisfaction équitable ne compense pas
l’omission de formuler une « demande » à cet effet dans les observations. À la
lumière des principes généraux et de sa pratique établie en la matière, la Cour
estime que l’indication d’un souhait des requérants d’obtenir une éventuelle
réparation pécuniaire au stade initial et non contentieux de la procédure
devant elle ne s’analyse pas en une « demande » au sens de l’article 60 du
règlement de la Cour (voir les principes généraux cités dans l’arrêt Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, §§ 57-61, 30 mars 2017).
De plus, elle note qu’il n’est pas contesté qu’aucune « demande » de
satisfaction équitable n’a été formulée au stade de la communication, dans le
cadre de la procédure devant la chambre depuis 2010. Partant, elle estime qu’il
n’y a pas lieu d’octroyer aux requérants de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête
recevable pour autant qu’elle concerne le grief tiré de l’article 6 § 1 de la
Convention par MM. Ali Arabacı, Ali Rahmi Beyreli, Nadir Erol, Levent Gençelli,
Mustafa Özçelik et Yahya Şimşek ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable
pour autant qu’elle était introduite par les requérants suivants : le barreau
de Bursa, l’Association pour la protection de la nature et de l’environnement,
M. Eralp Atabek, Mmes Fethiye Altıntaş et
Kadriye Gökçadır, MM. Burak Giray, Nezih Sütçü et İsmail İşyapan, Mme Nalan Bener, MM. Okan
Dursun, Niyazi Sinan Doğan, Erol Çiçek, Şaban Cankat Taşkın, Lütfü Kirayoǧlu et
Cumhur Özcan et Mmes Zeliha Şenay Özeray et
Öznur Çiçek ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef des six requérants
susmentionnés ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y
a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés des
articles 2 et 8 de la Convention ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de
satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juin 2018, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2
de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge
Lemmens.
R.S.
S.H.N.
S.H.N.
OPINION
PARTIELLEMENT DISSIDENTE ET PARTIELLEMENT CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS
J’ai voté avec mes
collègues pour conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Par contre, je ne peux pas
me rallier à tous les motifs ayant conduit la majorité à déclarer la requête
irrecevable pour autant qu’elle est introduite par le barreau de Bursa, ni à la
décision selon laquelle il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs tirés
d’une violation des articles 2 et 8 de la Convention.
La qualité de victime du
barreau de Bursa
Pour déclarer irrecevable
la requête pour autant qu’elle est introduite par le barreau de Bursa, la
majorité se fonde sur deux motifs : d’une part, la qualité de personne morale
de droit public et non d’organisation non gouvernementale au sens de l’article
34 de la Convention du barreau en question (paragraphe 112 de l’arrêt) et,
d’autre part, le fait que ce dernier n’a souffert d’aucun dommage résultant de
la non-exécution des jugements internes en cause (paragraphe 113 de l’arrêt).
Je suis d’accord avec le
premier motif.
En ce qui concerne le
second motif, il ne me semble pas entièrement compatible avec la jurisprudence
de la Cour. En effet, selon la Cour, par « victime » l’article 34 de la
Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission
litigieux, l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se
concevant même en l’absence de préjudice (voir, par exemple, Balmer-Schafroth et autres c. Suisse, 26
août 1997, § 25, Recueil des arrêts
et décisions 1997‑IV,Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999‑VII,
et Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 83, CEDH 2016). Le
fait que l’action en dommages et
intérêts introduite par le barreau
ait été déclarée irrecevable par les juridictions internes, au motif que
celui-ci ne pouvait se prétendre victime d’un quelconquedommage, ne me semble dès lors pas pertinent. En revanche, le fait
que le barreau était partie requérante dans toutes les procédures devant les juridictions
administratives et que son recours ait été
déclaré recevable dans un cas seulement (paragraphes 28-37 de l’arrêt) et
irrecevable dans les trois autres cas (paragraphes 14-27, 38-48 et 49-56 de
l’arrêt) est plus pertinent. Sur la base de ce dernier constat, on pourrait
dire que, sauf pour la première procédure, le barreau ne saurait se plaindre de
la non-exécution des jugements d’annulation. Mais ce serait là un motif
surabondant, eu égard au premier motif mentionné ci-dessus.
Les griefs tirés d’une
violation des articles 2 et 8 de la Convention
En sus de leur grief tiré
d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants invoquent
également une violation des articles 2 et 8 de la Convention. Alors que le
premier grief concerne la non-exécution des jugements rendus en leur faveur, les
deux autres griefs concernent l’atteinte portée à leur droit à la vie et à leur
droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile par
l’autorisation délivrée en vue de la construction et de l’exploitation de
l’usine d’amidon.
La majorité estime que, «
eu égard aux faits de l’espèce, aux thèses des parties et aux conclusions
qu’elle a formulées sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, (...)
[elle] a examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente
requête et qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des
griefs tirés des articles 2 et 8 de la Convention » (paragraphe 147 de
l’arrêt).
Avec tout le respect dû à
mes collègues, je ne peux pas souscrire à cette appréciation. Les griefs tirés
d’une violation des articles 2 et 8 concernent la substance même de la
contestation soulevée par les requérants au sujet de l’implantation d’une usine
dans leur environnement (paragraphe 127 de l’arrêt). Le grief tiré d’une
violation de l’article 6 § 1 de la Convention, aussi importante soit-elle, ne
concerne que la procédure. Alors que les autorités ont estimé pouvoir passer
outre les jugements annulant des actes administratifs par une intervention du
législateur, la question demeure de savoir si cette intervention ainsi que les
actes qui l’ont suivie sont eux-mêmes compatibles avec des normes de rang
supérieur, telles que celles qui protègent le droit à la vie et le droit au
respect de la vie privée et familiale et du domicile.
Dans ces circonstances,
les « principales questions juridiques » ne sont peut-être pas celles qui ont
été examinées sous l’angle de l’article 6 § 1. À mon avis, les griefs fondés
sur une violation des articles 2 et 8 méritent tout autant un examen sérieux,
d’abord quant à leur recevabilité, puis éventuellement quant à leur bien-fondé.
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